Laurent Pietraszewski, figure clé de la réforme des retraites en France, a occupé le poste de Secrétaire d'État chargé des Retraites et de la Santé au Travail de 2019 à 2022. Cet ancien cadre des ressources humaines dans la grande distribution et député LREM du Nord, a été au cœur des débats sur l'avenir du système de retraites français, en défendant sa vision au sein des travaux du Conseil d'Orientation des Retraites (COR) dès 2019. Dans cette interview exclusive, Monsieur Pietraszewski partage ses réflexions sur les évolutions et les enjeux des retraites, son impact sur l'emploi des seniors, ainsi que sa vision pour l'avenir du travail en France. Son analyse offre une position éclairée sur l'un des sujets les plus controversés de la politique française contemporaine.
Le principe de répartition est au cœur de notre système de retraites. Pouvez-vous nous expliquer comment ce pacte évolue et quelles sont ses limites actuelles ?
Laurent Pietraszewski : Notre système de retraite par répartition repose sur un contrat social collectif : un pacte intergénérationnel implicite, où la charge financière du système repose essentiellement sur le centre de la pyramide des âges (la population active des 25-50 ans). Ce sont les actifs d'aujourd'hui qui financent les pensions des retraités actuels. C’est d’une grande banalité de le rappeler, mais cela ne va pas de soi et c’est un premier niveau de complexité : on ne cotise pas pour sa propre retraite mais pour les retraités actuellement bénéficiaires. Ancré dans son principe dans notre modèle social, ce système fait face à des défis majeurs qui remettent en question sa pérennité à long terme. Depuis 2008, à l'exception d'une brève période en 2021-2022, le système connaît un déséquilibre structurel. Les projections du Conseil d'Orientation des Retraites (COR) ont mis en lumière cette tendance alarmante : les ressources du système diminuent plus rapidement que les dépenses, donc le déficit se creuse…
Cette situation s'explique par la conjonction de plusieurs facteurs démographiques et économiques. Tout d'abord :
1) La baisse du taux de fécondité, qui s'établit actuellement à 1,8 enfant par femme, réduit le nombre de futurs cotisants.
2) L'allongement de l'espérance de vie augmente la durée de versement des pensions.
3) Le ralentissement de la productivité affecte la croissance économique et, par conséquent, les cotisations collectées.
La conjonction de ces facteurs a conduit à une projection inquiétante : la baisse significative de la population active d'ici 2070 menace l'équilibre du système par répartition tel que nous le connaissons aujourd'hui.
Notre système de retraite se trouve confronté à une tension fondamentale entre sa nature collective et les aspirations croissantes à la singularité des individus. De cette dichotomie, une évolution profonde se révèle : le besoin de reconnaissance individuelle se heurte au contrat social conçu sur un modèle de solidarité intergénérationnelle. La complexité inhérente de ce système à deux niveaux (retraite de base et complémentaire), exacerbe cette difficulté et rend la mécanique des cotisations nébuleuse. Ce paradoxe se renforce par le caractère obligatoire du système qui, bien que garantissant sa robustesse collective, limite la perception d'une adéquation personnelle volontaire. Et c’est bien cette situation qui cristallise les défis contemporains de la protection sociale : concilier l'universalité du dispositif avec les parcours professionnels de plus en plus fragmentés et diversifiés, tout en maintenant un équilibre financier mis à mal par les évolutions démographiques et les compromis sociaux passés. L’entrée tardive dans la vie active, un taux de chômage structurel, les départs à la retraite anticipés - souvent forcés - et l’allongement de la durée de la vie sont des critères chiffrables qui mettent en défaut l’équilibre comptable des prévisions à moyen terme.
Avec les épisodes de confinement de la crise COVID, notre rapport au travail semble avoir muté. Comment cela influence-t-il nos conceptions individuelles sur la retraite ?
L. P : La crise sanitaire a agi comme un catalyseur, transformant des aspirations latentes en nouvelles priorités pour de nombreux travailleurs. Le télétravail partiel, qui concerne un tiers des français a permis une plus grande flexibilité et une meilleure conciliation entre vie professionnelle et personnelle. Cette nouvelle organisation du travail a contribué à relativiser la place centrale qu'occupait auparavant l'activité professionnelle dans la vie des individus. L'équilibre entre vie personnelle et professionnelle est devenu l'objectif prioritaire pour 41 % des salariés, tandis que le besoin de sens au travail gagne en importance, particulièrement chez les cadres (54 %). Ces nouvelles aspirations remettent en question la conception traditionnelle de la carrière linéaire et du travail comme élément central de l'identité individuelle.
Dans notre rapport historique au travail, le modèle a été conçu pour des carrières linéaires. Les parcours professionnels stables et prévisibles se trouvent aujourd'hui en décalage avec la réalité des trajectoires professionnelles modernes. La notion même de "carrière" s'est transformée en de multiples expériences aux statuts variés. Cette "archipélisation des vies professionnelles" se caractérise par une multiplication des expériences au cours d'une vie active. Les individus alternent plus facilement entre des périodes d'activité salariée, de formation continue, d’inactivité, de recherche d’emploi, d'entrepreneuriat ou de reconversion professionnelle. Cette nouvelle réalité met à l'épreuve notre système de protection sociale, conçu initialement sur une logique de continuité et de progression linéaire. La fragmentation des carrières soulève des questions cruciales sur l'équité et l'efficacité de notre modèle de retraite, qui peine à prendre en compte ces parcours atypiques devenus la norme. Pour illustrer cette iniquité, rappelons que le taux de remplacement (= la part du revenu d'activité que l'on conserve une fois à la retraite) des travailleurs non salariés (TNS) se situe autour de 35 %, alors qu’il est d’environ 65 % pour les salariés non cadres du privé, de 50 % pour les cadres et de 75 % du traitement de référence pour les fonctionnaires.
À travers les aspirations croissantes liées à la singularité des individus et de leurs parcours, comment est-il possible de conserver un système contributif et la confiance intergénérationnelle dans le système de retraite ?
L.P : Je crois fermement en la solidarité contributive de notre système de retraite, et ce pour deux raisons fondamentales. Premièrement, c'est un modèle dont nous pouvons être fiers, ancré dans notre histoire sociale et porteur de valeurs collectives. Les exemples concrets de cette solidarité sont nombreux et témoignent de son efficacité. Prenons le cas du succès des partages des comptes épargne temps (CET) dans les entreprises, rendus possibles par la loi Mathys depuis 2014. Cette initiative permet aux salariés de donner des jours de repos à des collègues ayant des enfants gravement malades. Le succès de cette loi et le déploiement massif dans les entreprises illustre parfaitement l'esprit de solidarité qui anime notre modèle social. Deuxièmement, ce système est dans l'intérêt même des individus qui y contribuent, car ils ont conscience d’être eux-mêmes de futurs retraités. Pour revitaliser notre modèle face aux défis contemporains, il est donc crucial de recréer des "territoires contributifs de solidarité".
C’était le sens des réflexions au COR (Conseil d'Orientation des Retraites) et personnellement j’ai soutenu un concept de retraite universelle qui laisse la place à d’autres niveaux : un modèle qui vise l’unification des régimes et permet d’apporter une réponse équilibrée aux défis actuels. Le premier niveau, couvrant jusqu'à trois fois le Plafond Annuel de la Sécurité Sociale (PASS), offre une base solide et universelle et répond à notre objectif d'équité et de lisibilité. Au-delà : l'ouverture à des dispositifs complémentaires gérés de manière paritaire permettrait d'introduire une flexibilité utile, tout en préservant le principe de solidarité contributive. Cette approche permet de mettre l'accent sur la durée de cotisation plutôt que sur l'âge de départ, et elle s'aligne avec nos analyses sur la nécessité d'adapter le système aux parcours professionnels diversifiés. Enfin, à l’échelle des branches professionnelles, la possibilité d’adapter le système à leurs spécificités : la pénibilité, des mesures de prévention et d'aménagement des fins de carrière, des dispositifs de formation et de reconversion professionnelle pour faciliter la transition vers des postes moins pénibles en fin de carrière, etc.
On comprend que le sujet des retraites est directement lié à celui de l'employabilité des séniors. Comment percevez-vous cette relation ?
L.P : Effectivement, j’ai une conception beaucoup plus progressive du passage à la retraite. Pour beaucoup de seniors, la retraite actuelle est brutale : le solde d’une vie de travail dure et laborieuse. La retraite ne devrait pas être subie, elle ne devrait pas être le glas de l’inemployabilité. La soutenabilité du travail est un enjeu de santé publique et, pour soutenir un système de retraite, il faut revoir notre approche du travail. Le “vieillissement actif” doit créer un environnement professionnel qui permettra aux seniors de rester en emploi tout en préservant leur santé physique et mentale. Cette approche nécessite une refonte des paradigmes organisationnels et sociaux, mettre l'accent sur l'adaptation des conditions de travail, la promotion de la santé au travail, et le développement continu des compétences.
Pour rendre le travail des seniors soutenable, plusieurs axes concrets sont possibles. Tout d'abord, l'aménagement progressif du temps de travail, avec la mise en place de dispositifs de retraite progressive ou de temps partiel senior, permettant une transition en douceur vers la retraite, laisser de la place aux jeunes travailleurs et permettre la transmission des savoir-faire. Ensuite, l'adaptation des postes de travail, en tenant compte de l'ergonomie, de la flexibilité des horaires, et des contraintes physiques spécifiques aux seniors. La formation continue et le développement des compétences sont également clés pour permettre aux seniors de rester compétitifs et adaptés aux évolutions technologiques et organisationnelles. Enfin, une prévention santé renforcée, avec des programmes de santé au travail ciblés, incluant un suivi médical adapté et des actions de prévention des maladies chroniques, est essentielle pour maintenir les travailleurs âgés en bonne santé.
La réforme des retraites et l'employabilité des seniors sont deux faces d'une même pièce, nécessitant une approche intégrée et holistique pour relever les défis démographiques et économiques actuels. Cette synergie entre politique des retraites et politique de l'emploi des seniors reste incontournable pour assurer la pérennité de notre système social et offrir des perspectives de carrière épanouissantes tout au long de la vie professionnelle.
Laurent Pietraszewski dirige actuellement GRENEL, cabinet de conseil spécialisé dans le dialogue social, l'emploi des seniors et la stratégie managériale. Il intervient principalement auprès des entreprises, des branches professionnelles et des contributeurs de la santé publique pour les accompagner sur leurs enjeux : le maintien en emploi et en santé des travailleurs, la soutenabilité du travail face au vieillissement de la population active, et l'amélioration des conditions de travail. Son expertise s'étend également à la prévention santé globale en entreprise et à l'optimisation des organisations de travail.
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